Interview de Rémi Brissiaud

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Premiers pas vers les maths.

1. Pourquoi avez-vous écrit "Premiers pas vers les maths" ?

Parce que la lutte contre l’échec scolaire en mathématiques est à l’ordre du jour, ce dont il faut se réjouir, et parce que le moyen le plus sûr de lutter contre cet échec est évidemment de le prévenir. Or, lorsqu’on consulte les programmes pour l’école maternelle qui viennent d’être publiés, on s’aperçoit que les auteurs se sont contentés de reprendre tels quels ceux de 2002, alors que cette dernière version est censée favoriser la mise en œuvre du socle commun de connaissances et de compétences. En 2002, les programmes avaient été conçus par des pédagogues qui pensaient que l’enseignement du comptage des objets doit commencer dès la Petite Section. C’est explicitement écrit dans les documents d’accompagnement de ces programmes. On y lit qu’« (en petite section de l’école maternelle) les premiers éléments de la comptine numérique orale peuvent déjà être mis en place, au moins jusqu’à cinq ou six, pour une grande majorité d’élèves, par imitation avec l’aide de l’adulte. Son utilisation pour dénombrer de petites quantités (supérieures à trois) commence à se développer » (page 27). Et ce texte précise que, dans cette classe, « le dénombrement de petites quantités est déjà possible, les procédures pouvant varier d’un enfant à l’autre : reconnaissance perceptive ou comptage un par un. Dans ce dernier cas, tous les enfants ne sont pas encore capables de reconnaître que le dernier mot prononcé lors d’un comptage des objets exprime la quantité toute entière » (page 28).

Ainsi, les textes officiels pour l’école maternelle de 2002 s’accommodaient du fait qu’on enseigne précocement le comptage à des enfants qui ne savent pas que le dernier mot prononcé lors d’un comptage désigne le nombre, c’est-à-dire des enfants qui ne comprennent pas le comptage. Les recherches scientifiques sur cette question ont montré qu’en PS, les enfants peuvent éventuellement apprendre « comment l’on compte » mais qu’ils sont très peu nombreux à pouvoir comprendre « pourquoi l’on compte » : ils ne savent pas que compter les objets d’une collection permet d’accéder au nombre. Dans une perspective de lutte contre l’échec scolaire, continuer à enseigner en PS une procédure dont les enfants ne comprennent pas les raisons est évidemment un choix très discutable.

 

2. Ne pourrait-on pas enseigner le « comment compter » dès la PS et n’enseigner le « pourquoi compter » que dans un second temps, en MS ou en GS ?

Ce cheminement est celui qui est le plus répandu sur la planète. Malheureusement, certains enfants rentrent alors dans le comptage de manière purement rituelle et, là encore, les résultats des recherches scientifiques récentes sont sans ambiguïté : les enfants de 8 – 12 ans qui sont en échec scolaire en mathématiques sont des enfants qui ont mal compris le comptage des objets, c’est-à-dire ce qu’on leur a appris à l’école maternelle. Et il convient d’insister sur le fait que les résultats de ces recherches ont, pour l’essentiel, été obtenus avec des enfants anglophones. Or, pour des raisons qui sont expliquées dans le livre, il est vraisemblablement plus facile de comprendre comment fonctionne le comptage lorsqu’on est un enfant anglophone que lorsqu’on apprend les nombres avec la langue française.

En France, donc, assurer une meilleure compréhension du comptage à l’école maternelle est un moyen de prévenir l’échec scolaire. On notera d’ailleurs qu’entre 1970 et 1985, les professeurs d’écoles normales d’instituteurs enseignaient que tout apprentissage des nombres à l’école maternelle est prématuré. Ce n’est pas un hasard si une idée aussi radicale a pu se diffuser en France et non dans les pays anglophones. De toute évidence, l’absence d’enseignement des nombres à l’école maternelle n’était pas une réponse adaptée : cela avait seulement pour conséquence que les difficultés de compréhension du comptage n’y apparaissaient pas. Du coup, le fait de les surmonter était entièrement à la charge des familles. Mais le retour à un enseignement précoce du comptage, comme cela se faisait il y a 100 ans, n’est sans doute pas une meilleure solution. À l’école maternelle, plutôt que de s’accommoder d’un enseignement dont on est sûr qu’il ne peut pas être compris par un grand nombre d’élèves et qu’on peut même soupçonner d’être à l’origine de l’échec scolaire de certains d’entre eux, il serait préférable de prévenir cet échec en adoptant d’autres manières d’enseigner les nombres en PS, en début de MS et, plus généralement, avec tout enfant qui n’a encore rien compris aux nombres.

 

3. Dans votre livre, vous préconisez effectivement de n’enseigner le comptage d’objets qu’en MS. Mais alors, comment enseigner les nombres en PS ?

Le titre du premier chapitre : « Deux manières de parler les nombres : comptage et décompositions » a été choisi pour mettre fortement en avant l’idée que l’enseignement du comptage n’est pas la seule possibilité pédagogique qui s’offre aux enseignants d’école maternelle. Avec de très petites collections (jusqu’à 3), il est possible de parler les nombres autrement, sans compter : face à une image de 3 chats, par exemple, le mot « trois » peut être donné directement à l’enfant (« Regarde, il y a 3 chats ») et, surtout, l’expression « il y a 3 chats » peut être expliquée à l’enfant en pointant chacun d’eux et en disant « un, un et encore un » ou encore « deux chats sur le lit et encore un en dessous », par exemple. Le mode d’expression verbal qui est utilisé est alors celui que les enfants retrouveront au CP quand ils écriront que 3 = 1 + 1 + 1 ou bien que 3 = 2 + 1. C’est celui des décompositions des nombres.

Ce qu’il est important de noter, c’est que lorsqu’on parle le nombre 3 en utilisant des décompositions, chacun des mots « un », « deux » et « trois » qui est utilisé est alors un vrai nom de nombre, ce n’est pas un numéro comme lorsqu’on dit, au football par exemple, que « le trois passe la balle au deux… » ou lorsqu’on appuie sur « le 3 » de la télécommande et qu’on voit apparaître une seule image (celle de « la trois ») et non trois images. Lorsque les pédagogues privilégient délibérément la façon de s’exprimer qui correspond aux décompositions, les élèves n’ont pas à résoudre un problème de polysémie redoutable : le même mot (trois, par exemple) désigne tantôt une entité et une seule lorsqu’il est un numéro, tantôt une pluralité, lorsqu’il est un nom de nombre. Les élèves les plus fragiles dans leurs apprentissages langagiers surmontent difficilement cette difficulté et elle est à l’origine d’incompréhensions durables.

Il est également important de noter que, dès la petite section et, bien entendu en MS, il est possible de « parler » de plus grands nombres (6 à 8) à l’aide des décompositions, à condition d’utiliser des collections-témoins de doigts.

 

4. Les programmes de l’école maternelle n’utilisent pas l’expression « collections-témoins de doigts ». Pourquoi cela vous semble-t-il important de le faire ?

Parce qu’il est important que les enseignants ne confondent pas tous les usages des doigts. Par exemple, compter sur les doigts et construire une collection-témoin de doigts par correspondance terme à terme sont deux usages des doigts très différents parce que dans un cas, les doigts sont numérotés (le un, le deux…) alors que dans l’autre, ils ne le sont pas : l’enfant sort un doigt pour le chat qui est sur l’oreiller du lit, un autre pour celui qui est sur l’édredon et enfin un autre pour le chat qui est sous le lit. Comme cela est expliqué dans « Premiers pas vers les maths », l’enfant comprend plus facilement que la collection des doigts sortis est un symbole numérique, que lorsque les doigts sont numérotés.

Par ailleurs, il est crucial que les enseignants sachent repérer certains usages des doigts qui n’attestent pas d’une quelconque connaissance numérique. Il est, par exemple, fréquent qu’un jeune enfant à qui l’on demande son âge, lève simultanément le pouce, l’index et le majeur en disant : « J’ai trois ans, comme ça. » Mais le même enfant à qui l’on montre trois autres doigts (l’index, le majeur et l’annulaire, par exemple) se révèle souvent incapable de dire combien il y en a. C’est d’autant plus surprenant que, de manière générale, les tâches de production (produire une collection de 3 doigts) sont moins bien réussies que les tâches de reconnaissance (reconnaître une collection de 3 doigts). L’explication d’un tel phénomène est simple. Le jour de son anniversaire, les parents de cet enfant lui ont dit qu’il avait trois ans et ils ont vraisemblablement essayé de lui expliquer ce que signifie « avoir trois ans ». Mais comment faire ? Comment expliquer à un enfant de cet âge ce qu’est « un an » ? Pour expliquer ce que sont « trois assiettes », par exemple, le plus simple est évidemment d’entamer un dialogue avec l’enfant en présence de trois assiettes. Mais c’est impossible avec l’unité « an ». En désespoir de cause, certains parents montrent trois doigts à leur enfant en lui disant : « Tu as trois ans ; comme ça » et c’est évidemment cette configuration de doigts que l’enfant reproduit par la suite, alors qu’il n’en comprend pas la signification. La plupart du temps, donc, l’enfant qui montre 3 doigts, toujours les mêmes, en disant qu’il a trois ans, n’a certes pas compris la notion d’âge, mais n’a pas compris non plus le nombre 3. Son usage du mot « trois » est trompeur : pour lui, ce mot ne signifie pas « un, un, et encore un » mais « je montre le pouce, l’index et le majeur quand on me demande mon âge ».

Il faut, à l’école maternelle, favoriser l’usage d’authentiques collections-témoins de doigts. Ces collections sont authentiques si, pour l’enfant, elles témoignent du nombre par leur taille et non par leur configuration (trois est aussi bien représenté par l’index, le majeur et l’annulaire que par le pouce, l’index et le majeur parce que chaque doigt vaut « un »). Il est malheureux que les mises en garde de Jean Piaget contre les pièges de la figuration semblent si souvent oubliées aujourd’hui.

 

5. Faut-il regretter l’époque où Jean Piaget était la référence théorique incontournable concernant les apprentissages logico-mathématiques ?

Non, évidemment : Piaget pensait que la construction du nombre dépend de manière essentielle de celle, plus générale, de la logique et cette position n’est plus tenable aujourd’hui. Cependant, Piaget avait raison lorsqu’il soutenait que, pour l’essentiel, le nombre trouve ses racines dans la construction par l’enfant de convictions qui lui permettent d’anticiper le résultat de ses actions. Les enfants doivent, par exemple, construire la conviction que s’ils forment une collection en réunissant « trois et encore un » et une autre collection en réunissant « deux et encore deux », ces deux collections auront la même taille. L’enfant qui a construit une telle conviction n’a plus besoin de mettre ces deux collections en correspondance terme à terme parce qu’il est sûr que la correspondance sera exacte.

Si l’on veut comprendre la façon dont les enfants progressent dans leurs apprentissages numériques, mieux vaut se référer à Piaget qu’à une chercheuse comme Rochel Gelman qui pense que le nombre trouve ses racines dans la connaissance de « principes innés du comptage ». La compréhension des nombres dépend de l’appropriation par l’enfant de leurs décompositions et, notamment, du fait que chaque nombre s’obtient à partir du précédent en lui ajoutant une unité. Le comptage n’est pas le meilleur contexte pour comprendre cela de manière précoce, alors que c’est précisément ce type de propriété que les élèves en difficulté tardent à comprendre.