L’innovation pédagogique à l’école : regards croisés - André Tricot et Emmanuel Vaillant

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André Tricot et Emmanuel Vaillant
En cette rentrée 2017, André Tricot et Emmanuel Vaillant publient tous deux un ouvrage sur l’école. André Tricot est universitaire, Emmanuel Vaillant est journaliste. Leur point de vue est nécessairement différent, mais tous deux s’intéressent à cette école qui innove. L’un, André Tricot, pour nous aider à démêler le vrai du faux ; l’autre, Emmanuel Vaillant, se fait l’écho de ces bonnes nouvelles qui transforment l’Éducation nationale.

Quel est à votre avis, le véritable moteur de l’innovation à l’école ?
Est-il le résultat de programmes pilotés par le ministère ou l’action, sur le terrain, de quelques-uns ?

 

André Tricot :

Je crois que l’innovation pédagogique correspond à des réalités différentes, de la plus petite et précise (une enseignante de mathématiques fait quelque chose de nouveau dans sa classe de 4e C, aujourd’hui, de 15 h 15 à 15 h 45, à propos du théorème de Pythagore) à la plus grande et générale (depuis Rousseau et même avant lui certains sont persuadés que les élèves apprennent mieux quand ils découvrent par eux-mêmes). Le moteur des petites innovations précises est bien entendu le génie de chaque enseignant (génie employé au sens de « métiers du génie », c’est-à-dire de la conception). Chacun innove plus ou moins souvent dès lors qu’il ou elle conçoit une progression, des activités, pour que les élèves qu’il ou elle a cette année dans cette classe puissent apprendre telle connaissance, précisément. Le moteur des grandes idées pédagogiques innovantes est, d’après moi, le plus souvent une tentative de répondre à la question : comment enseigner sans exercer de contraintes alors que, par définition, l’enseignement est l’exercice d’une contrainte, notamment de temps et de lieu. En ce sens, je prétends que les grandes innovations pédagogiques dont on a débattu ces 50 dernières années ont souvent une histoire de plusieurs siècles. Et que nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir pour résoudre le paradoxe de la contrainte que je viens d’évoquer. Le ministère de l’Éducation nationale n’a pas tellement, selon moi, à se préoccuper d’innovation mais d’efficacité et de justice. Ou alors à promouvoir les innovations qui améliorent l’efficacité et la justice de notre système éducatif, quand on saura dire pourquoi notre système est moyennement efficace et très injuste, et qu’on aura identifié rigoureusement les moyens à mettre en œuvre pour faire mieux.

 

Emmanuel Vaillant :

Je constate d’abord que l’innovation est un mot valise qui est porteur d’interprétations diverses. Innover est-ce simplement changer ses manières de faire face à une situation nouvelle ? Est-ce sortir du cadre institutionnel imposé par l’Education nationale ? Ou, au contraire, à l’heure où l’innovation s’affiche comme une sorte d’évidence pour tous, jusqu’au ministre, est-ce se conformer à une doxa ? Dans ce cas, les discours sur l’innovation ont un effet un peu culpabilisant. Si vous n’innovez pas, vous n’êtes pas un bon prof ! Or, la plupart des profs que j’ai croisés au cours de mon voyage scolaire, n’ont pas l’impression « d’innover ». J’ai souvent entendu des profs me dire avec une humilité que je crois sincère : vous savez je ne fais rien d’extraordinaire… En fait, leurs motivations sont diverses. Certains estiment qu’ils n’ont pas le choix sinon ils « perdent » leurs élèves. D’autres font évoluer leurs pratiques parce qu’ils n’ont pas envie de ronronner dans leur métier. Il m’a semblé aussi que ces profs dits « innovants » sont très pragmatiques. Ils expérimentent en puisant souvent dans une multitude d’outils élaborés par d’autres et qu’ils peuvent façonner à leur manière. Ils vont puiser dans les sciences de l’éducation et surtout auprès des pédagogues renommés. Les problèmes sont nouveaux, on convoque les « Anciens » : Montessori, Freinet… Par ailleurs, et pour en venir au pilotage de l’innovation, tous ceux que j’ai interrogés estiment que la démarche de transformation des pratiques part avant tout du terrain, d’une situation de classe, d’un contexte d’établissement. C’est le point de départ obligé. C’est pourquoi, l’innovation ne s’impose pas. La diffusion des pratiques innovantes ne peut se faire ni par un programme venu d’en haut, ni par un copié collé des bonnes pratiques. Le terrain prime, ce qui ne veut pas dire qu’il faut laisser les enseignants se débrouiller. Ils ont plus que jamais besoin d’être aidés, accompagnés, outillés, conseillés… et mis en confiance dans leur capacité à faire évoluer leurs pratiques.

 

La nouveauté n’a jamais été autant valorisée dans notre société qui en fait une véritable religion, au point d’inventer l’obsolescence programmée. À l’heure actuelle, on s’enthousiasme pour de nouvelles méthodologies comme le design thinking, par exemple. Observe-t-on une certaine porosité entre ces pratiques entrepreneuriales et l’école ?

 

André Tricot :

Je ne sais pas bien répondre à cette question. J’ai l’impression qu’en matière d’enseignement il y a une grande liberté dans nos sociétés, qui permet à n’importe qui d’avoir une opinion sur les pratiques pédagogiques et d’être plus ou moins persuadé que, s’il enseignait, il serait un très bon enseignant. C’est encore pire en recherche : des personnes qui ne connaissent absolument rien à la recherche en pédagogie (alors qu’au niveau international on a plus de 100 000 articles publiés chaque année dans ce domaine) se croient autorisées à proposer des idées… et même des solutions !

 

Emmanuel Vaillant :

Sur la porosité avec le monde extérieur, et notamment les pratiques managériales, il me semble que l’école aurait surtout à gagner à s’inspirer d’une démarche plus collective. Ce que l’entreprise ne cesse de valoriser – sans d’ailleurs le mettre toujours en œuvre –, c’est le travail en équipe. Autrement dit, c’est l’idée qu’une activité quelle qu’elle soit nécessite d’associer plusieurs acteurs. Or, le métier d’enseignant, très marqué par le découpage des disciplines, est une activité bien trop solitaire. J’ai rencontré bien sûr quelques enseignants qui innovent seuls, dans l’intimité de leur salle de classe. Mais c’est dans les établissements qui mobilisent toute une équipe éducative à l’échelle d’un établissement que j’ai découvert les réponses les plus convaincantes et surtout les plus durables. Les profs y assument leur liberté pédagogique mais en se nourrissant de ce que font leurs collègues.

 

Notre système scolaire est plutôt mal évalué par les différentes enquêtes internationales (PISA, TIMSS).
Quelles seraient selon vous les innovations ou les bonnes pratiques que nous devrions aussi appliquer en France ?

 

André Tricot :

Il y a une injonction à l’innovation quand, je me répète, nous devrions être plus préoccupés par l’efficacité et la justice de notre système éducatif. Si celui-ci est moyennement efficace et très injuste ce n’est sans doute pas à cause des pratiques pédagogiques. En tout cas je ne connais aucune étude internationale qui ait mis en avant de façon précise l’influence de telle ou telle pratique pédagogique observée à un niveau national et qui expliquerait l’efficacité (ou l’inefficacité) d’un système éducatif. Quand vous observez des choses précises, par exemple la même notion en biologie enseignée pendant 45 minutes à des élèves de 8 ans en France et en Finlande, vous ne voyez pas de différences frappantes entre un système « moyen » comme le nôtre et un système très juste et efficace. Ça ne veut pas dire que les pratiques pédagogiques ne comptent pas, car elles expliquent par exemple la différence de progrès au cours de l’année entre deux classes prises en charge par deux enseignants différents ; mais que les pratiques pédagogiques ne constituent pas une variable explicative quand on compare deux pays.

 

Emmanuel Vaillant :

Je n’ai pas une connaissance suffisante des pratiques pédagogiques qui s’imposent dans les autres pays de l’OCDE pour tenter un comparatif. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que la question se pose en termes de bonnes pratiques, qu’il suffirait de copier-coller. S’en inspirer sans doute. Mais en ayant toujours en tête que toute démarche de transformation des pratiques part d’abord du terrain, de situations de classe et d’un contexte d’établissement.

 

Vous pointez tous les deux la dimension relationnelle du métier, mais vous n’insistez qu’assez peu sur l’élaboration de nouveaux outils mis au service des enseignants. Or certains éditeurs cherchent à faire évoluer, voire à améliorer les pratiques des enseignants, en proposant des dispositifs qui font le lien entre la recherche et les pratiques de terrain. N’a-t-on pas là un levier plus facile à actionner car, directement généralisable, plutôt que des tentatives personnelles ou l’effet maitre jouera pleinement ?

 

André Tricot :

Je crois que ce que l’on peut diffuser ce sont des connaissances et des méthodes, pas des solutions. Prenons par exemple le cas d’une enseignante qui enseigne la division à des élèves de CM1. Ce qu’elle va faire avec ses élèves cette année dépend de ses élèves, de ce qu’ils ont fait et compris l’an dernier, du fait qu’elle ait cette année une classe à un niveau ou un double-niveau, du fait ce que double niveau soit un CE2-CM1 ou un CM1-CM2, du fait qu’elle a dans sa classe cette année deux élèves très perturbateurs, etc. En fonction de cette situation, elle va concevoir une progression sur la division, des activités spécifiques, qui prendront en compte les connaissances spécifiques qu’elle a sur l’enseignement de la division. Si, à un moment, elle utilise tel outil c’est parce que celui-ci s’intègre bien dans sa progression, ou que les contraintes de temps et de lieux de l’outil sont compatibles avec sa progression. En début de carrière elle aura peut-être utilisé des progressions « toutes faites » et des outils conçus pour s’intégrer dans ces progressions.

 

Emmanuel Vaillant :

On en revient à l’acte d’enseigner qui est sans cesse ramené à deux qualités supposées des profs vus comme des acteurs solitaires : une maîtrise des savoirs liés à sa discipline qui est évidemment indispensable et… un « effet maître » dont on veut croire qu’il tient avant tout au charisme personnel. Les outils, tels que les ouvrages scolaires, sont un point aveugle de l’exercice du métier. On n’en parle pas ou peu. Si j’ose une métaphore, c’est un peu comme un acteur dont on ne perçoit et ne juge que le jeu de scène, bon ou mauvais, sans s’interroger sur la technique que cela suppose. Plus généralement, tout cela revient à rappeler que le travail de l’enseignant relève d’un métier avec des savoir-faire qui ont besoin d’être étayés par toutes sortes de moyens. D’où l’importance de l’édition scolaire qui se nourrit des apports de la recherche en sciences de l’éducation et, c’est un truisme de le rappeler mais c’est urgent : la formation continue.

 

Derrière la notion d’innovation, pointe aussi l’idée que l’école ne serait plus adaptée pour répondre aux enjeux de notre temps. Est-ce là un discours que les études ou les témoignages que vous avez recueillis se font l’écho ?

 

André Tricot :

Je crois que c’est exactement le contraire qui se passe : jamais l’école n’a été aussi importante, jamais elle n’a autant compté dans l’insertion sociale et professionnelle des individus, et réciproquement, jamais un faible niveau scolaire n’a été autant prédicteur de difficultés sociales et professionnelles. Il faut pour cela se fonder sur des données précises (comme celles du CEREQ – Centre d’Études et de Recherches sur les Qualifications) plutôt que sur des impressions générales.

 

Emmanuel Vaillant :

Les profs que j’ai interrogés ont pleinement conscience de la somme des enjeux auxquels ils sont sensés apporter des réponses. Qu’ils préservent les élèves des tumultes de la société et qu’ils les aident à s’y insérer. Qu’ils leur transmettent des savoirs et qu’ils leur apprennent à penser par eux-mêmes. Qu’ils en fassent des citoyens éclairés et qu’ils les forment à un métier. Qu’ils préparent les élites de la nation et qu’ils luttent contre les inégalités sociales. Chaque enseignant doit faire face, souvent seul, à ces injonctions paradoxales. Or, l’école ne peut pas tout. Elle ne peut surtout pas répondre par ses seuls moyens pédagogiques à des enjeux sociétaux qui la dépassent. Même si les objectifs ne sont pas forcément contradictoires, à force d’empilements et faute de trancher sur l’école que nous voulons vraiment, leur articulation est encore hasardeuse. Dans ce contexte, l’un des leviers qui me semble intéressant serait de développer les alliances éducatives, avec d’autres acteurs, des associations aux centres de recherche.